• The Lamentation Over the Dead Christ. 1495.

    Oil on wood. Palazzo Pitti, Florence


    PERUGINO (1448-1523)



    « Perugino [...] è il meglio mastro d'Italia », écrit en 1500 Agostino Chigi, et il ne fait qu'exprimer une opinion répandue parmi les contemporains : c'est Pietro Vannucci, dit il Perugino, que le jeune Raphaël a choisi pour maître ; le pape, Ludovic le More, Isabelle Gonzaga font appel à lui ; il est si surchargé de travail qu'il a deux ateliers (botteghe), l'un à Pérouse, l'autre à Florence, et ses compatriotes se disputent la gloire de posséder ses œuvres. Mais c'est lui aussi que Michel-Ange juge avec sévérité et que Vasari critique sans indulgence. Sa mollesse et sa facilité lui seront maintes fois reprochées, et il deviendra le symbole d'une certaine fadeur de la sensibilité religieuse. Homme du Quattrocento finissant, il n'en a pas saisi ou n'a pas voulu en saisir toutes les audaces et s'est contenté d'être « le plus traditionnel des peintres modernes », comme le dit L. Venturi, qui ajoute immédiatement, il est vrai, « le plus moderne des peintres traditionnels ».

    1. Peintre ombrien ou peintre de l'Ombrie ?

    Pérugin est né en Ombrie à Città della Pieve. Pérouse, la capitale, lui donne le surnom sous lequel il est connu. C'est là qu'il a son premier atelier ; il peint pour les nobles et les marchands de la ville, pour les moines de Saint-Pierre et ceux de Saint-Augustin ; les magistrats le chargent de la décoration du Collegio del cambio ; les dernières années de sa vie s'écoulent dans sa petite patrie. Les noms des villes ombriennes jalonnent son existence : à Corciano, il représente l'Assomption, et à Panicale le martyre de saint Sébastien ; il travaille à Trevi (Santa Maria delle Lacrime), à Spello (Santa Maria Maggiore), à Fontignano et à Montefalco.

    L'Ombrie n'est cependant pas seulement le lieu de son activité ; elle est plus encore sa peinture même. Les paysages de Pérugin, avec leurs « ciels d'or luisants » sur lesquels se détachent des personnages doucement extasiés, ont formé pour toujours l'image d'une Ombrie de convention qui s'identifie au peintre qui porte le nom de sa capitale.

    Mais les campagnes de Giotto, plantées de petits cyprès durs et d'oliviers légers, les villes de Benedetto Bonfigli, avec leurs palais carrés et «l'entassement des cubes et des tours», ne sont-elles pas plus proches de la réalité que les rochers bleutés, les saules dorés et les eaux courantes --plus rêvés que vécus-- de Pérugin ? La vérité de la douce Ombrie, c'est aussi l'architecture austère de Spolète et de Gubbio, les cités déchirées par les factions rivales, la leçon exigeante d'un saint François d'Assise. L'Ombrie serait-elle prisonnière de Pérugin et le peintre ne souffrirait-il pas d'être enfermé dans les étroites frontières d'une province ?

    2. Le plus moderne des peintres traditionnels

    La formation de Pérugin est d'ailleurs florentine : c'est à Florence qu'il apprend son art (le Libro rosso de la compagnie de saint Luc de cette ville le mentionne parmi ses inscrits en 1472), Verrocchio et Piero della Francesca sont ses maîtres. Fait paradoxal, ce sont les premières œuvres de Pérugin qui échappent au schéma traditionnel. En 1473, la série des Miracles de saint Bernardin (Galerie nationale de Pérouse), même si elle est le résultat d'une collaboration avec Fiorenzo di Lorenzo et si sa conception est due à un inconnu, fervent d'Alberti et de Laurana, dessine de petits personnages pleins de grâce qui, tels des danseurs, sur des pavements géométriques colorés, animent des architectures de brique et de marbre. Ce trait aigu de ses maîtres toscans, cette utilisation de l'espace, cette transposition picturale des problèmes architecturaux se retrouvent à la Sixtine où le peintre, en 1481, représente La Remise des clefs à saint Pierre sur une grande place claire où se dressent des arcs de triomphe antiques et un édifice à plan octogonal surmonté d'une coupole.

    Homme de la Renaissance, l'Antiquité lui est en effet familière. Lorsque, de 1496 à 1507, il peint la décoration du Collegio del cambio, cette sorte de Bourse qui organisait la prévoyance, la bienfaisance et la justice à Pérouse, il se conforme au programme tracé par l'humaniste Francesco Maturanzio et confronte la civilisation païenne symbolisée par les sages, les dieux et les vertus au nouveau monde chrétien (naissance du Christ, Transfiguration, l'Éternel au milieu des anges). Mais l'opposition n'a rien de dramatique : Socrate, Pythagore, Camille sont alignés comme à la parade ; sybilles et prophètes scrutent l'avenir sans angoisse. Et l'auteur —qui a fait ici son autoportrait— contemple, avec l'équilibre du bon bourgeois, le triomphe de la religion dans le temple de l'argent.

    3. Le plus traditionnel des peintres modernes

    Cette absence de tension dramatique, d'émotion vraie indique la limite de Pérugin. Ce n'est pas un hasard s'il s'exprime de façon privilégiée à travers les retables. Les montages artificiels de ces grandes machines (le retable de Saint-Pierre de Pérouse ne comportait pas moins de seize éléments malheureusement dispersés) évitent la complexité d'une composition ; les colonnades rythment la narration et les personnages sont autant de coryphées, de spectateurs et de non-acteurs. Quelle que soit l'austérité du sujet, profane (Lutte d'Apollon et de Marsyas, musée du Louvre, à Paris) ou sacré, les gestes sont mesurés, les visages lisses. À partir de 1505, les formes s'assouplissent encore, la douceur devient mollesse ; le peintre fait de plus en plus appel à ses élèves (d'où les difficultés d'attribution, si fréquentes). Puisque cette forme d'art plaît au public, il «fait du Pérugin». Jusqu'à sa mort, il multipliera les madones élégantes et les anges mélancoliques, « travaillant dans la religion pour s'enrichir », comme le dit sans nuance Élie Faure, reprenant après tant d'autres les critiques de Vasari. On en vient rapidement à faire de Pietro Vannucci un cynique athée. Certes, il ne faut pas oublier d'authentiques chefs-d'œuvre, comme la série des tableaux de Florence (Pietà du palais Pitti, Crucifixion de Santa Maria Maddalena dei Pazzi, Dernière Cène dite du Cénacle de Foligno), tous exécutés d'ailleurs vers 1495, où la luminosité des fonds agrandit le tableau à l'infini. Mais il faut constater, si l'on compare, par exemple, son Mariage de la Vierge du musée de Caen avec le même sujet traité par son disciple Raphaël, que l'œuvre de Pérugin n'est parfois que virtuosité formelle et colorée.

    Après l'engouement des contemporains, c'est le silence du XVIIe et du XVIIIe siècle (en Italie, presque aucun voyageur étranger ne passe par Pérouse et ne mentionne le nom du peintre). Il est redécouvert au XIXe siècle, avec les primitifs ; mais les modernes ont tendance à le juger sévèrement en fonction du développement artistique ultérieur. La peinture de Pérugin, tirée en effet jusqu'à ses ultimes conséquences, cautionne la religiosité facile de l'art «Saint-Sulpice».

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  • Chapelle Brancacci - Florence


    MASACCIO

    1401-1429 environ


    Auteur d'un petit nombre d'œuvres, Masaccio représente dans la peinture ce bref moment de l'histoire de Florence au cours duquel, après la terrible crise de 1348 et la lente reprise de la seconde moitié du siècle, la ville est en train de devenir la capitale d'un État régional. Avec la conquête de Pise (1406), Florence réalise une aspiration séculaire et peut se donner l'illusion, pour la dernière fois, qu'elle constitue de nouveau, comme à la fin du XIIIe siècle, le centre de décision de l'histoire. C'est alors qu'on assista à une surprenante reprise de cette confiance en la raison qui avait déjà été au fondement de la révolution de Giotto. La mort prématurée du jeune artiste fit coïncider presque exactement son destin avec ce moment particulier de l'histoire florentine. Elle lui permit de ne pas connaître les désillusions et les crises que les temps nouveaux et moins heureux réserveront, par exemple, à son protecteur et maître, Donatello.

    1. Florence, l'humanisme et les « hommes nouveaux »

    Tommaso di Ser Giovanni di Mone Cassai, dit Masaccio, est né à Castel San Giovanni in Altura (aujourd'hui San Giovanni Valdarno, près de Florence). Il est mort à Rome à une date qui est certainement antérieure de peu à novembre 1429. Il est le célèbre auteur d'une partie des fresques de la chapelle du cardinal Brancacci dans l'église de Santa Maria del Carmine à Florence , qui sont considérées comme une des œuvres essentielles de l'histoire du naturalisme moderne en peinture (ces fresques ont été l'objet d'une remarquable restauration en 1990). Il est le seul peintre que cite Leon Battista Alberti, dans la dédicace de son Traité de la peinture (1436), parmi les grands novateurs de la Renaissance, avec l'architecte Filippo Brunelleschi et les trois sculpteurs Donatello, Lorenzo Ghiberti et Luca Della Robbia , artistes dont le génie est tel qu'on ne peut « les faire passer après aucun artiste aussi ancien et fameux qu'il soit dans ces différents arts ».

    Des initiateurs de la Renaissance, on peut parler, en effet – et c'est peut-être pour la première fois dans l'histoire de l'art –, comme d'un groupe homogène qui forme un mouvement dont les membres sont unis par des liens très différents de ceux qui régnaient dans l'atelier artisanal. En outre, ce groupe élabore et adopte une nouvelle idéologie qui lui permet de justifier et de défendre sa propre diversité.

    On peut même reconnaître dans le caractère « intellectuel » du groupe un signe indirect, mais clair, du désir de ces novateurs de marquer la distance qui les sépare des anciennes pratiques, ainsi que d'affirmer le nouveau statut, plus indépendant, de l'artiste dans la société. La preuve en est dans l'intérêt de Brunelleschi pour les expériences scientifiques, dans celui de Donatello pour la « philosophie », et dans le style de vie « distrait » et « fantaisiste » qui a valu à Maso di Ser Giovanni le surnom péjoratif de Masaccio.

    À cause de la citation d'Alberti on a considéré les novateurs du groupe de Brunelleschi comme équivalents, dans les arts figuratifs, aux humanistes. Mais cela est loin d'être démontré. Les recherches de Tanturli semblent plutôt indiquer les liens de Brunelleschi avec la tradition littéraire « volgare » et une sympathie des milieux humanistes (à partir de Leonardo Bruni) pour son rival « gothique tardif » Lorenzo Ghiberti. D'ailleurs à cette époque, l'humanisme ne joue pas encore le rôle de déguisement idéologique et rhétorique qui a pour fonction de cacher la décadence effective de la cité italienne dans le domaine économique et politique. La découverte de l'antique s'est faite à Florence avec un esprit d'initiative proprement capitaliste et avec un réalisme tout à fait bourgeois. L'art des Romains aide à retrouver le vrai et à rompre avec les habitudes stylistiques de l'art gothique. Le style « héroïque », truffé de citations classiques, va de pair, en un certain sens, avec l'adoption du latin par les humanistes. Vers le milieu du siècle, dans les fresques des Hommes illustres peintes par Andrea del Castagno, ce style aura déjà des résonances fausses et ostentatoires. Mais, chez Brunelleschi, chez le jeune Donatello, chez Masaccio, ce style est encore parfaitement sincère parce que réaliste ; il convient, en effet, à l'opinion que la classe dirigeante de Florence pouvait encore avoir légitimement d'elle-même.

    2. Le néo-giottisme et la tradition gothique

    En ce sens, le néo-giottisme de Masaccio se distingue nettement des emprunts que beaucoup de ses contemporains font à des motifs du début du XIVe siècle : depuis le Maestro del Bambino Vispo jusqu'à Giovanni Toscani, depuis le Maestro della Madonna Straus jusqu'à Paolo Schiavo. Cette tendance à un retour aux sources et à un historicisme précoce est certainement commune à toute la culture florentine. Elle plonge ses racines dans les faits économiques auxquels on faisait allusion plus haut. Mais les variations sur le clair-obscur, schématiques et académiques, d'un Niccolò Gerini sont une chose ; les évocations nostalgiques et précieuses des artistes qu'on vient de nommer en sont une autre ; et c'est encore tout autre chose que la nouvelle interprétation que Masaccio propose de cet âge d'or de l'histoire florentine : il s'agit cette fois d'un retour à ce que Masaccio considère comme le « vrai » Giotto, dont la peinture est réduite à son essence plastique, « pure et sans ornement », ce que le Giotto de l'histoire ne réalisa jamais (sinon, peut-être, dans la chapelle Peruzzi). Dans le cadre de la perspective de Brunelleschi, les indications spatiales de Giotto retrouvent leur valeur d'organisation rationnelle de la réalité. Le sens du relief plastique, qui avait déjà opposé Giotto aux peintres de la génération précédente, prend des dimensions héroïques grâce à l'adoption systématique des ombres portées.

    Ce lien avec la peinture de Giotto n'est qu'un des aspects de l'importance que la tradition de la peinture médiévale eut pour Masaccio. Cette importance fut proportionnellement plus grande que celle que put avoir, respectivement, pour Brunelleschi et pour Donatello, la tradition de l'architecture et de la sculpture. La tradition gothique fut brisée par les plus anciens novateurs, grâce à l'exemple qu'ils trouvèrent dans maints témoignages de la sculpture et de l'architecture classiques. Ce ne fut pas le cas pour Masaccio. Les œuvres d'art qui lui permettaient d'imaginer l'aspect des héros de l'Antiquité étaient en effet des sculptures. Ces modèles, pour lui qui était peintre, appartenaient encore à la réalité mais non à l'art (bien que cette réalité fût de marbre et non de chair et d'os). Le problème du langage restait entièrement à résoudre pour lui, et ne pouvait l'être que dans les termes de la langue vernaculaire gothique et moderne. C'est pourquoi la façon dont il se distingue de la tradition est beaucoup plus subtile. C'est pourquoi aussi son rapport avec le gothique tardif contemporain est beaucoup plus complexe. Masaccio ne put certainement pas rester indifférent à la peinture dense et empâtée, d'un effet plastique certain, mais ne faisant guère appel au dessin, du giottisme « frondeur » qui va de Maso à Stefano, de Giusto de' Menabuoi à Giovanni da Milano et à Giottino. C'est de cette tradition aussi que se réclament, à leur façon, des contemporains, tels que Gentile da Fabriano , Arcangelo di Cola da Camerino et Masolino da Panicale (1383-1440), le maître qu'une longue tradition historiographique assigne à Masaccio. Mais celui que la critique la plus récente semble préférer, son compatriote Mariotto di Cristofano, est un homme de culture encore plus traditionnelle, s'il est possible. Le clair-obscur sans hachures, peint et non dessiné, les figures « seulement illuminées avec des ombres sans contours » dont parle Lomazzo ont leurs sources les plus directes, en tant que technique picturale, non pas chez les épigones de la tradition giottesque florentine, mais dans les œuvres du plus célèbre peintre contemporain, Gentile da Fabriano (env. 1370-1427). Roberto Longhi a bien montré, à propos de La Madone du Palazzo Vecchio et du Polyptique de Pise (1426) comment les outils linguistiques traditionnels ont changé de fonction, et donc de sens, à l'intérieur du discours de Masaccio : le fond d'or qui fait fonction de paysage, comme un ciel incendié de soleil ; les auréoles mises en perspective ; la bordure dorée du manteau qui permet de détacher la masse plastique du fond ; le clair-obscur qui n'est plus discret et enveloppant mais qui met en contraste l'ombre et la lumière, qui est abrupt et crée le relief ; la ligne de contour, nettement marquée, qui ne fait pas ornement ni broderie, mais définit et délimite les formes dans l'espace.

    3. Masaccio et les peintres contemporains

    Quel que soit l'artiste qui ait enseigné à Masaccio à empâter les couleurs, il faut bien garder présent à l'esprit qu'il fut dès le début l'enfant chéri du groupe des novateurs qui se réunissait autour de Brunelleschi. Il faut se rappeler les dates des premières œuvres « renaissantes » de Brunelleschi et de Donatello pour comprendre comment, vers 1420, à l'âge de dix-neuf ans, Masaccio était un artiste entièrement formé et qu'il pouvait non seulement avoir son propre atelier, mais influencer d'autres jeunes peintres : le « Maestro del 1419 », Giovanni Toscani, Fra Giovanni da Fiesole, Andrea di Giusto, Francesco d'Antonio, Paolo Schiavo. En 1422, Masaccio avait déjà peint à fresque la grande scène de La Consécration de l'église du Carmine (dite Sagra del Carmine) dans un style qui, comme l'attestent les documents, devait être tout à fait moderne par le choix du sujet et par l'emploi de la perspective. La même année fut peint aussi le triptyque de l'église de San Giovenale à Cascia (Reggello) que, dans l'enthousiasme de la découverte, on considéra d'abord comme une œuvre de jeunesse de Masaccio lui-même (L. Berti). Mais, plus tard, on l'attribua plus justement à son jeune frère Giovanni, dit le Scheggia (F. Bologna), qui est probablement le même peintre que le Maestro del Cassone degli Adimari (L. Bellosi). On a là un témoignage indirect, mais très précieux, de l'accomplissement déjà tout personnel qu'avait atteint à cette date le style du jeune artiste. En se fondant sur cette hypothèse d'un Masaccio déjà entièrement formé et donc reconnaissable dès avant sa rencontre avec Masolino, Roberto Longhi a pu, avec une exactitude parfaite, distinguer rigoureusement la part qu'ont prise les deux artistes dans des œuvres comme Sainte Anne, la Vierge avec l'Enfant et des anges et les fresques de la chapelle Brancacci.

    4. Masaccio et Masolino

    Masaccio put précocement échapper au système humiliant de l'atelier pour s'installer à son compte. Cela entraîna pour lui des difficultés financières, attestées par les documents. Ce n'est pas là un fait secondaire si l'on veut comprendre la conception nouvelle, individualiste, que Masaccio, en homme de la Renaissance, se fit de son métier d'artiste. Le nouveau statut social du groupe des novateurs implique la recherche de nouvelles formes d'organisation du travail et celle de nouveaux débouchés sur le marché de la peinture. On sait par les documents historiques que Donatello, l'ami et le protecteur de Masaccio, choisit quant à lui les formes juridiques de la « compagnie ». Dans la « compagnie », deux artistes indépendants se lient pour un temps déterminé afin d'obtenir plus de commandes et contrôler plus facilement une grande partie du marché. Ce rapport de complémentarité économique élargit énormément l'horizon du vieil atelier. Dans la « compagnie », les personnalités ne tendent pas à se fondre. Mais les deux artistes collaborent selon des méthodes rationnelles de répartition du travail. Donatello, bien qu'il soit le meneur de jeu, n'arrivera jamais à faire de Michelozzo son alter ego, pas même d'un point de vue purement artistique. On ne connaît pas aujourd'hui, par insuffisance de documents historiques, quel type de rapports économiques Masolino et Masaccio décidèrent d'instaurer entre eux, en cette même année 1425 qui a vu naître la « compagnie » de Donatello et de Michelozzo. Cependant, tout laisse croire que les deux peintres furent, en droit et en fait, sur un pied d'égalité absolue. Il n'est pas douteux que l'« étourdi » Masolino n'a jamais été capable de comprendre et de s'approprier les innovations de son jeune compatriote. Mais il faut aussi se demander jusqu'à quel point il a vraiment voulu le faire, et s'il a vraiment cherché à dépasser un accord stylistique capable de donner à l'œuvre une cohérence suffisante pour que les commanditaires ne voient pas la différence de main. Il est vrai qu'en ce qui concerne les fresques de la chapelle Brancacci la présence des deux mains sur le même morceau de fresque (au centre de la scène qui comprend La Résurrection de Tabita) montre que, au moins à un certain moment, les deux artistes travaillèrent côte à côte. Mais cela ne fut certainement pas le cas pendant toute la durée des travaux que Masolino commença probablement seul en 1424 et qui furent continués en 1425-1427 par le seul Masaccio. Il en fut de même pour les autres œuvres où les deux artistes collaborèrent : Sainte Anne, la Vierge avec l'Enfant et des anges (1424-1425, musée des Offices, Florence) ; les fresques de la chapelle Branda (1425-1431, Saint-Clément, Rome) ; enfin, le triptyque à deux faces qui se trouvait autrefois à Sainte-Marie-Majeure à Rome (1425-1431 ; la partie centrale avec La Fondation de Sainte-Marie-Majeure et L'Assomption est actuellement au musée Capodimonte de Naples ; le panneau de gauche avec Saint Jérôme et saint Jean-Baptiste et Saint Libère et saint Matthieu est à la National Gallery de Londres ; le panneau de droite avec Saint Pierre et saint Paul et Saint Jean l'Évangéliste et saint Martin appartient à la Johnson Collection de Philadalphie). En ce qui concerne les fresques de la chapelle Brancacci, on a déjà établi depuis longtemps que Masolino a travaillé aux deux figures d'Adam et d'Ève à une époque antérieure à sa rencontre avec Masaccio. Il continua ensuite, en cherchant à suivre comme il le pouvait les innovations de son compagnon. Il réalisa la majeure partie de La Prédication de saint Pierre et de la double scène avec La Guérison de l'infirme et la résurrection de Tabita . À la chapelle Branda de Saint-Clément à Rome, ce sont au contraire les parties hautes, vraisemblablement les plus anciennes, l'arc d'entrée, l'intrados, la voûte et la paroi du fond avec la Crucifixion, qui montrent ce clair-obscur très dense et ces amples formes que peint Masolino quand il veut imiter Masaccio. Mais la distribution spatiale de la grandiose Crucifixion et l'ange de l'Annonciation ressortissent, comme on l'a observé, à la conception moderne de la perspective qui fut celle du jeune maître ; enfin l'on pense généralement que l'Histoire de sainte Catherine et de saint Ambroise, peinte sur les parois, est postérieure à sa mort. Quant au triptyque de Sainte-Marie-Majeure, on sait ce qui a été peint par Masaccio lui-même : Saint Jérôme et saint Jean-Baptiste, à quoi nous proposerons d'ajouter certaines parties de Saint Pierre et saint Paul, les pieds et la main gauche de saint Pierre, toute la draperie bleue du bras droit de saint Paul et sa main gauche qui tient le livre. Masolino, pour sa part, ne cherche à imiter la grande manière de son jeune confrère que dans les figures des saints des panneaux latéraux, cependant que, dans la narration miraculeuse qui couvre les deux faces du panneau central, même les traces de perspective renaissante qu'on y relève appartiennent à une conception essentiellement « cosmopolite » de la peinture. Du point de vue de la chronologie, cela ne signifie pas que ces œuvres aient été réalisées à une date antérieure à la rencontre avec Masaccio. Selon toutes probabilités (comme pour l'Histoire de sainte Catherine et de saint Ambroise de Saint-Clément), c'est le contraire qui est vrai. Cela est confirmé par les fresques splendides dont Masolino décorera après 1432, pour le même commanditaire que celui de la chapelle de Saint-Clément, le baptistère de Castiglione d'Olona. Dans l'Histoire de saint Jean-Baptiste, Masolino reviendra en effet, avec beaucoup de naturel, au style doux et fleuri, à la lumière pure, à l'espace modulé jusqu'à l'infini de ses œuvres de jeunesse, antérieures à sa brève collaboration – qui ne durera pas plus de quatre années (encore en passa-t-il la moitié en Hongrie) – avec le jeune novateur.

    La logique qui préside à la distribution des parties exécutées par les deux maîtres dans toutes ces œuvres semblerait donc celle d'interventions successives. Ces interventions purent avoir lieu en des temps et en des lieux relativement espacés, sur des œuvres qui sont restées longtemps en chantier et que continuait celui qui à ce moment-là se trouvait sur place et avait le temps et la volonté d'y travailler. Si l'atelier médiéval est en décadence, il est évident que l'on est encore bien loin de l'« œuvre autographe », au sens moderne du terme. L'éventualité qu'un peintre (ou une équipe, ou une « compagnie » de peintres) puisse avoir en même temps deux chantiers dans deux villes différentes n'est nullement exclue. Sur ce point aussi, Giotto fut un précurseur. Il avait ouvert deux chantiers à la fois au temps où il peignait les fresques de Saint-François à Assise et de Saint-Jean-de-Latran à Rome. Aujourd'hui encore, c'est une pratique commune chez les artisans, en période de pénurie, que d'accepter n'importe quelle commande, indépendamment de toute possibilité réelle de les réaliser. On commence immédiatement les travaux, de façon qu'ils ne soient pas confiés à d'autres, sauf à les interrompre presque aussitôt pour mener à terme les tâches que l'on avait acceptées précédemment.

    Le retour inattendu de Masolino, après la mort de Masaccio, dans le groupe des peintres du « gothique tardif » constitue, si l'on y réfléchit bien, la meilleure preuve que la collaboration de deux hommes avait eu une base éminement pratique et qu'elle ne mettait pas profondément en cause les convictions artistiques des deux peintres.

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  • Paolo Uccello. La bataille de San Romano.
    Panneau gauche. c. 1454-57. Tempera sur bois. National Gallery, Londres


    Paolo di Dono dit
    Paolo Uccello
    Pratovecchio, Florence 1397-1475



    Fils de Dono di Paolo, chirurgien et coiffeur pour hommes, et d'Antonia di Giovanni del Beccuto, il fait non seulement partie des grands peintres, très justement acclamé au cours des siècles, mais c'est également un artiste bien particulier et "hors norme" à Florence qui s'ouvrit à la Renaissance: ce n'est donc pas un hasard si ses oeuvres, fruit d'une expérimentation continue des voies empiriques et alternatives, se révèle avoir beaucoup de points communs aussi bien avec le Cubisme qu'avec le surréalisme de notre siècle.


    A seulement dix ans, Paolo figure avec le jeune Donatello parmi les jeunes garçons de l'atelier de Ghiberti qui travaillent à la finition de la première porte du Baptistère..On lui donna très vite le surnom de "Uccello" (oiseau) ou "degli Uccelli", probablement parce qu'il consacra plus particulièrement à la peinture de frises ornementales contenant des oiseaux et autres animaux. Il n'est pas impossible qu'il ait été aussi l'élève de Gherardo Starnina (Florentin ayant travaillé en Espagne entre 1300 et 1400 et considéré comme un des "importateurs" du style gothique international à Florence), ainsi que l'auteur du fascinant Thébaide des Offices.


    Il reçut sa formation lors des deux premières décennies du Quinzième siècle qui voit le langage et la culture figurative gothique soumis à une perpétuelle expérimentation en vue de trouver une unité de la perspective. Malheureusement, Paolo Uccello, inscrit à la Compagnie des Peintres de San Luca en 1424, quitta Florence en 1425, appelé à Venise pour réaliser des mosaiques (aujourd'hui perdues) à San Marco. Le seul tableau qui nous reste de sa première période créative est l'Annonciation (1425) de la Chapelle Carnesecchi à Santa Maria Maggiore, oeuvre plutòt compliquée sur la perspective. Il retourna à Florence après cinq années, ignorant totalement qu'entre temps avait eu lieu la révolution de Masaccio à Carmine et peu informé du projet (très secret) de Brunelleschi concernant la réalisation de la Coupole de Santa Maria del Fiore,qui commença en 1423. Ainsi, lorsqu'il rentra en 1431 à Florence, Uccello était artistiquement un peu en retard par rapport aux extraordinaires nouvelles peintures florentines.


    Il travailla à Santa Maria Novella (Histoires de la Vierge dans le Cloître Vert, vers 1431) et au Dòme, réalisa en fresques, en seulement trois mois, ce monumento equestre condottiere Giovanni Acutoe rendit célèbre: la pose du cavalier rappelle celui de San Marco, mais l'artiste était plus intéressé par les formes géométriques que par le naturel, ce qui résulte en un ton beaucoup plus proche de l'abstrait. Pour Santa Maria Novella, il réalisa également la décoration de la grande horloge (1443) plaçant quatre têtes de prophètes aux coins, et des cartons sur la Résurrection et la Nativité (1443-45) pour les deux vitraux circulaires de la Coupole s soi-disant "yeux"). Parallèlement, il réalisa des fresques dans le Dòme de Prato, à San Miniato al Monte (Histoires des Moines Saints) et exécuta pour le compte de mandataires privés une série de petits tableaux sur bois de style encore gothique et mythique, comme ceux représentant St George et le Dragon conservés à Paris et à Londres (vers 1456).


    En 1445, il fut appelé par Donatello à Padoue, et dans la maison de la famille Vitaliani, il peignit des Géants (perdus) qui ont probablement influencé le jeune Mantegna. En 1447, il fut de nouveau à Florence où il se mit à peindre les Histoires de Noé dans le Cloître Vert de Santa Maria Novella: notons l'extraordinaire lunette avec le Déluge Universel (1446-48) au travers de laquelle le peintre semble avoir voulu expérimenter toutes les perspectives possibles; la scène est construite selon un point de vue double (mais un seul de perpective géométrique) et en conséquence, les lignes semblent se confondre ayant plusieurs points de fuite; les effets d'optique se multiplient et déforment parfois les personnages, créant des raccourcis audacieux.

    La Bataille de S. Romano

    L'oeuvre est un véritable morceau de bravoure allant au-delà de tous les schémas existants.
    Le moment le plus important de la carrière de Paolo Uccello eut lieu quelques années plus tard, entre 1456 et 1460, avec la réalisation de trois tableaux célébrant la Bataille de San Romano, au cours de laquelle en 1432, les Florentins, sous le commandement de Niccolò da Tolentino, avaient assaillis et défaits les Siennois alliés à la famille Visconti de Milan. Il s'agit donc de trois panneaux réalisés pour une chambre du Palais Medici de la Via Larga (l'un d'eux se trouve aujourd'hui aux Offices,les deux autres respectivement au Louvre et à la National Gallery de londres) et résument parfaitement l'envoûtement et le prestige de ce peintre de génie. Examinons le panneau aux Offices: la composition d'une foule très dense se déploie sur fond d'un paysage encore médiéval représentant le désarçonnement de Bernardino della Ciarda tandis qu'au premier plan sont rassemblés des guerriers armés de lances et d'arbalètes et des chevaux tous dans des poses très variées. Mais les masses de soldats en conflit sont arrêtées dans la perspective, les guerriers cuirassés ressemblent à des automates, les lances créent des palissades, les cimiers sont pratiquement des buissons, l'atmosphère se raréfie, les fantastiques couleurs créent un effet de marqueterie polychromée, et l'ensemble semble être un jeu irréel tel ceux ayant fasciné les Surréalistes du XXè siècle.



    L'artiste réalisa encore d'autres prédelles (le Miracle de l'ostie, 1469, Urbin), de petits tableaux sur bois aux sujets profanes et une série de portraits, certains sur le modèle de Masaccio, d'autres se rapprochant de l'élégance courtisane de Pisanello, mais sa bonne fortune a désormais disparu. En 1469, après un séjour à Urbin à la cour des Montefeltro, il était de nouveau à Florence et c'est là qu'il mourut six années plus tard "plus pauvre que célèbre", accablé par la maladie et les difficultés financières.


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  • Raphael (Raffaello SANZIO)

    Italian painter and architect of the Italian High Renaissance. Raphael is best known for his Madonnas and for his large figure compositions in the Vatican in Rome. His work is admired for its clarity of form and ease of composition and for its visual achievement of the Neoplatonic ideal of human grandeur.

    Early years at Urbino

    Raphael was the son of Giovanni Santi and Magia di Battista Ciarla; his mother died in 1491. His father was, according to the 16th-century artist and biographer Giorgio Vasari, a painter "of no great merit." He was, however, a man of culture who was in constant contact with the advanced artistic ideas current at the court of Urbino. He gave his son his first instruction in painting, and, before his death in 1494, when Raphael was 11, he had introduced the boy to humanistic philosophy at the court.

    Urbino had become a centre of culture during the rule of Duke Federico da Montefeltro, who encouraged the arts and attracted the visits of men of outstanding talent, including Donato Bramante, Piero della Francesca, and Leon Battista Alberti, to his court. Although Raphael would be influenced by major artists in Florence and Rome, Urbino constituted the basis for all his subsequent learning. Furthermore, the cultural vitality of the city probably stimulated the exceptional precociousness of the young artist, who, even at the beginning of the 16th century, when he was scarcely 17 years old, already displayed an extraordinary talent.

    Apprenticeship at Perugia

    The date of Raphael's arrival in Perugia is not known, but several scholars place it in 1495. The first record of Raphael's activity as a painter is found there in a document of Dec. 10, 1500, declaring that the young painter, by then called a "master," was commissioned to help paint an altarpiece to be completed by Sept. 13, 1502. It is clear from this that Raphael had already given proof of his mastery, so much so that between 1501 and 1503 he received a rather important commission - to paint the Coronation of the Virgin for the Oddi Chapel in the church of San Francesco, Perugia (and now in the Vatican Museum, Rome). The great Umbrian master Pietro Perugino was executing the frescoes in the Collegio del Cambio at Perugia between 1498 and 1500, enabling Raphael, as a member of his workshop, to acquire extensive professional knowledge.

    In addition to this practical instruction, Perugino's calmly exquisite style also influenced Raphael. The Giving of the Keys to St Peter, painted in 1481-82 by Perugino for the Sistine Chapel of the Vatican Palace in Rome, inspired Raphael's first major work, The Marriage of the Virgin (1504; Brera Gallery, Milan). Perugino's influence is seen in the emphasis on perspectives, in the graded relationships between the figures and the architecture, and in the lyrical sweetness of the figures. Nevertheless, even in this early painting, it is clear that Raphael's sensibility was different from his teacher's. The disposition of the figures is less rigidly related to the architecture, and the disposition of each figure in relation to the others is more informal and animated. The sweetness of the figures and the gentle relation between them surpasses anything in Perugino's work.

    Three small paintings done by Raphael shortly after The Marriage of the Virgin - Vision of a Knight, Three Graces, and St Michael - are masterful examples of narrative painting, showing, as well as youthful freshness, a maturing ability to control the elements of his own style. Although he had learned much from Perugino, Raphael by late 1504 needed other models to work from; it is clear that his desire for knowledge was driving him to look beyond Perugia.

    Move to Florence

    Vasari vaguely recounts that Raphael followed the Perugian painter Bernardino Pinturicchio to Siena and then went on to Florence, drawn there by accounts of the work that Leonardo da Vinci and Michelangelo were undertaking in that city. By the autumn of 1504 Raphael had certainly arrived in Florence. It is not known if this was his first visit to Florence, but, as his works attest, it was about 1504 that he first came into substantial contact with this artistic civilization, which reinforced all the ideas he had already acquired and also opened to him new and broader horizons. Vasari records that he studied not only the works of Leonardo, Michelangelo, and Fra Bartolomeo, who were the masters of the High Renaissance, but also "the old things of Masaccio," a pioneer of the naturalism that marked the departure of the early Renaissance from the Gothic.

    Still, his principal teachers in Florence were Leonardo and Michelangelo. Many of the works that Raphael executed in the years between 1505 and 1507, most notably a great series of Madonnas including The Madonna of the Goldfinch (c. 1505; Uffizi Gallery, Florence), the Madonna del Prato (c. 1505; Kunsthistorisches Museum, Vienna), the Esterházy Madonna (c. 1505-07; Museum of Fine Arts, Budapest), and La Belle Jardinière (c. 1507; Louvre Museum, Paris), are marked by the influence of Leonardo, who since 1480 had been making great innovations in painting. Raphael was particularly influenced by Leonardo's Madonna and Child with St. Anne pictures, which are marked by an intimacy and simplicity of setting uncommon in 15th-century art. Raphael learned the Florentine method of building up his composition in depth with pyramidal figure masses; the figures are grouped as a single unit, but each retains its own individuality and shape. A new unity of composition and suppression of inessentials distinguishes the works he painted in Florence. Raphael also owed much to Leonardo's lighting techniques; he made moderate use of Leonardo's chiaroscuro (i.e., strong contrast between light and dark), and he was especially influenced by his sfumato (i.e., use of extremely fine, soft shading instead of line to delineate forms and features). Raphael went beyond Leonardo, however, in creating new figure types whose round, gentle faces reveal uncomplicated and typically human sentiments but raised to a sublime perfection and serenity.

    In 1507 Raphael was commissioned to paint the Deposition of Christ that is now in the Borghese Gallery in Rome. In this work, it is obvious that Raphael set himself deliberately to learn from Michelangelo the expressive possibilities of human anatomy. But Raphael differed from Leonardo and Michelangelo, who were both painters of dark intensity and excitement, in that he wished to develop a calmer and more extroverted style that would serve as a popular, universally accessible form of visual communication.

    Last years in Rome

    Raphael was called to Rome toward the end of 1508 by Pope Julius II at the suggestion of the architect Donato Bramante. At this time Raphael was little known in Rome, but the young man soon made a deep impression on the volatile Julius and the papal court, and his authority as a master grew day by day. Raphael was endowed with a handsome appearance and great personal charm in addition to his prodigious artistic talents, and he eventually became so popular that he was called "the prince of painters."

    Raphael spent the last 12 years of his short life in Rome. They were years of feverish activity and successive masterpieces. His first task in the city was to paint a cycle of frescoes in a suite of medium-sized rooms in the Vatican papal apartments in which Julius himself lived and worked; these rooms are known simply as the Stanze. The Stanza della Segnatura (1508-11) and Stanza d'Eliodoro (1512-14) were decorated practically entirely by Raphael himself; the murals in the Stanza dell'Incendio (1514-17), though designed by Raphael, were largely executed by his numerous assistants and pupils.

    The decoration of the Stanza della Segnatura was perhaps Raphael's greatest work. Julius II was a highly cultured man who surrounded himself with the most illustrious personalities of the Renaissance. He entrusted Bramante with the construction of a new basilica of St. Peter to replace the original 4th-century church; he called upon Michelangelo to execute his tomb and compelled him against his will to decorate the ceiling of the Sistine Chapel; and, sensing the genius of Raphael, he committed into his hands the interpretation of the philosophical scheme of the frescoes in the Stanza della Segnatura. This theme was the historical justification of the power of the Roman Catholic church through Neoplatonic philosophy.

    The four main fresco walls in the Stanza della Segnatura are occupied by the Disputa and the School of Athens on the larger walls and the Parnassus and Cardinal Virtues on the smaller walls. The two most important of these frescoes are the Disputa and the School of Athens. The Disputa, showing a celestial vision of God and his prophets and apostles above a gathering of representatives, past and present, of the Roman Catholic church, equates through its iconography the triumph of the church and the triumph of truth. The School of Athens is a complex allegory of secular knowledge, or philosophy, showing Plato and Aristotle surrounded by philosophers, past and present, in a splendid architectural setting; it illustrates the historical continuity of Platonic thought. The School of Athens is perhaps the most famous of all Raphael's frescoes, and one of the culminating artworks of the High Renaissance. Here Raphael fills an ordered and stable space with figures in a rich variety of poses and gestures, which he controls in order to make one group of figures lead to the next in an interweaving and interlocking pattern, bringing the eye to the central figures of Plato and Aristotle at the converging point of the perspectival space. The space in which the philosophers congregate is defined by the pilasters and barrel vaults of a great basilica that is based on Bramante's design for the new St Peter's in Rome. The general effect of the fresco is one of majestic calm, clarity, and equilibrium.



    About the same time, probably in 1511, Raphael painted a more secular subject, the Triumph of Galatea in the Villa Farnesina in Rome; this work was perhaps the High Renaissance's most successful evocation of the living spirit of classical antiquity. Meanwhile, Raphael's decoration of the papal apartments continued after the death of Julius in 1513 and into the succeeding pontificate of Leo X until 1517. In contrast to the generalized allegories in the Stanza della Segnatura, the decorations in the second room, the Stanza d'Eliodoro, portray specific miraculous events in the history of the Christian church. The four principal subjects are The Expulsion of Heliodorus from the Temple, The Miracle at Bolsena, The Liberation of St Peter, and Leo I Halting Attila. These frescoes are deeper and richer in colour than are those in the earlier room, and they display a new boldness on Raphael's part in both their dramatic subjects and their unusual effects of light. The Liberation of St Peter, for example, is a night scene and contains three separate lighting effects - moonlight, the torch carried by a soldier, and the supernatural light emanating from an angel. Raphael delegated his assistants to decorate the third room, the Stanze dell'Incendio, with the exception of one fresco, the Fire in the Borgo, in which his pursuit of more dramatic pictorial incidents and his continuing study of the male nude are plainly apparent.

    The Madonnas that Raphael painted in Rome show him turning away from the serenity and gentleness of his earlier works in order to emphasize qualities of energetic movement and grandeur. His Alba Madonna (1508; National Gallery, Washington) epitomizes the serene sweetness of the Florentine Madonnas but shows a new maturity of emotional expression and supreme technical sophistication in the poses of the figures. It was followed by the Madonna di Foligno (1510; Vatican Museum) and the Sistine Madonna (1513; Gemäldegalerie, Dresden), which show both the richness of colour and new boldness in compositional invention typical of Raphael's Roman period. Some of his other late Madonnas, such as the Madonna of Francis I (Louvre), are remarkable for their polished elegance. Besides his other accomplishments, Raphael became the most important portraitist in Rome during the first two decades of the 16th century. He introduced new types of presentation and new psychological situations for his sitters, as seen in the portrait of Leo X with Two Cardinals (1517-19; Uffizi, Florence). Raphael's finest work in the genre is perhaps the Portrait of Baldassare Castiglione (1516; Louvre), a brilliant and arresting character study.

    Leo X commissioned Raphael to design 10 large tapestries to hang on the walls of the Sistine Chapel. Seven of the ten cartoons (full-size preparatory drawings) were completed by 1516, and the tapestries woven after them were hung in place in the chapel by 1519. The tapestries themselves are still in the Vatican, while seven of Raphael's original cartoons are in the British royal collection and are on view at the Victoria and Albert Museum in London. These cartoons represent Christ's Charge to Peter, The Miraculous Draught of Fishes, The Death of Ananias, The Healing of the Lame Man, The Blinding of Elymas, The Sacrifice at Lystra, and St Paul Preaching at Athens. In these pictures Raphael created prototypes that would influence the European tradition of narrative history painting for centuries to come. The cartoons display Raphael's keen sense of drama, his use of gestures and facial expressions to portray emotion, and his incorporation of credible physical settings from both the natural world and that of ancient Roman architecture.

    While he was at work in the Stanza della Segnatura, Raphael also did his first architectural work, designing the church of Sant' Eligio degli Orefici. In 1513 the banker Agostino Chigi, whose Villa Farnesina Raphael had already decorated, commissioned him to design and decorate his funerary chapel in the church of Santa Maria del Popolo. In 1514 Leo X chose him to work on the basilica of St Peter's alongside Bramante; and when Bramante died later that year, Raphael assumed the direction of the work, transforming the plans of the church from a Greek, or radial, to a Latin, or longitudinal, design.

    Raphael was also a keen student of archaeology and of ancient Greco-Roman sculpture, echoes of which are apparent in his paintings of the human figure during the Roman period. In 1515 Leo X put him in charge of the supervision of the preservation of marbles bearing valuable Latin inscriptions; two years later he was appointed commissioner of antiquities for the city, and he drew up an archaeological map of Rome. Raphael had by this time been put in charge of virtually all of the papacy's various artistic projects in Rome, involving architecture, paintings and decoration, and the preservation of antiquities.

    Raphael's last masterpiece is the Transfiguration (commissioned in 1517), an enormous altarpiece that was unfinished at his death and completed by his assistant Giulio Romano. It now hangs in the Vatican Museum. The Transfiguration is a complex work that combines extreme formal polish and elegance of execution with an atmosphere of tension and violence communicated by the agitated gestures of closely crowded groups of figures. It shows a new sensibility that is like the prevision of a new world, turbulent and dynamic; in its feeling and composition it inaugurated the Mannerist movement and tends toward an expression that may even be called Baroque.

    Raphael died on his 37th birthday. His funeral mass was celebrated at the Vatican, his Transfiguration was placed at the head of the bier, and his body was buried in the Pantheon in Rome.

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  •            GIOTTO
    (1266 environ-1337)


    Au chant XI de son Purgatoire, Dante fait dire vers 1320 à Oderisi da Gubbio, enlumineur à Paris, que Giotto avait éclipsé Cimabue, comme en poésie le Florentin Guido Cavalcanti l'avait fait du Bolognais Guido Guinizelli. Pour Boccace, la peinture de Giotto n'égaie pas seulement les yeux des ignorants, mais réjouit aussi l'esprit des savants (Décaméron, VIe journée nouvelle V). Vers 1320 encore, un commentateur de La Divine Comédie de Dante reprend la comparaison entre Cimabue et Giotto et l'explique en référence aux textes de l'Antiquité, à Valère Maxime notamment. Les jugements de valeur, tous élogieux, certains dithyrambiques, se poursuivent jusqu'aux années 1340 environ, puis cèdent la place à des évaluations plus modérées, voire plus nuancées. Vers 1376, un autre commentateur de Dante, Benvenuto da Imola, éprouve plus de difficultés à commenter le fameux passage sur Cimabue et Giotto : il écrit que, de l'avis des bons connaisseurs, Giotto aurait aussi commis des fautes graves dans ses peintures, même si personne n'avait plus d'esprit que lui. C'est vraiment au cours de la dernière décennie du XIVe siècle que la reconnaissance de Giotto triomphe dans les villes comme dans les cours d'Italie et que son nom devient quasiment synonyme de la nouvelle notion d'artiste qui, peu à peu, émerge. Ces témoignages, divers et parfois contrastés, rendent compte de réalités beaucoup moins établies qu'on aurait pu le croire. Dans les faits, il n'existe pas un modèle giottesque, mais une construction patiente, au fil du temps, des regards portés par les générations qui se suivent jusqu'au début du XVe siècle sur sa personnalité et sur ses créations. Nous essaierons de mieux saisir l'œuvre et la mouvance dans laquelle elle s'inscrit, ainsi que les jugements des contemporains.

    1. Repères biographiques

    Giotto di Bondone est né peut-être vers 1266, à Vespignano, dans les collines du Mugello, à l'est de Florence. Il fait sans doute son apprentissage dans l'atelier de Cimabue et entre très tôt en contact avec le langage figuratif de l'Antiquité, d'abord sur le chantier d'Assise autour de 1280, ensuite à Rome où il séjourne peu après. Il aurait ainsi peint, dans l'église supérieure d'Assise, des scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament sur le registre supérieur de la nef. Vers la même époque, il renouvelle la conception du crucifix de bois peint avec la réalisation, à Sainte-Marie-Nouvelle à Florence, d'une œuvre d'un genre et d'un style nouveaux.

    De 1295 à 1298, aidé de nombreux collaborateurs, il illustrerait en vingt-huit fresques la légende de saint François dans l'église supérieure d'Assise et achèverait, de la sorte, le cycle décoratif entrepris à partir de 1277-1278, sous la direction de Cimabue. Périodiquement, à l'occasion de restaurations des fresques, l'attribution à Giotto est remise en question : aujourd'hui encore, Bruno Zanardi revient sur cet ensemble de peintures et l'attribue à Pietro Cavallini. En son temps, et avec justesse, André Chastel remarquait que, de toute manière, « le rôle exact de Giotto ne pouvait être établi », et qu'il faudrait savoir se contenter de présomptions.

    Appelé à Rome par le pape Boniface VIII pour préparer le jubilé de l'année 1300, Giotto décore de fresques la loggia du palais de Latran, y figurant le pape ouvrant l'année sainte, et réalise sur la façade de Saint-Pierre une mosaïque, avec pour sujet l'Embarcation des apôtres guidés par saint Pierre (dans le vestibule de l'actuelle basilique Saint-Pierre). À la demande du cardinal Jacopo Stefaneschi, il conçoit pour l'autel de la basilique un grand retable, le Triptyque Stefaneschi, qui doit prendre place juste au-dessous de la mosaïque d'abside représentant, en son centre, un Christ Pantocrator, détruit du fait d'un écroulement récent : Giotto peint alors, sur le compartiment principal du retable en direction de la nef, un Christ Dieu trônant en majesté (galeries du Vatican, État du Vatican).

    Quelques autres œuvres témoigneraient d'un séjour florentin : ce sont le polyptyque de la Badia (musée des Offices, Florence), la Vierge trônant de l'église de San Giorgio alla Costa et des fragments de fresques retrouvées à la Badia. Selon ce que rapporte Riccobaldo Ferrarese, dans sa chronique, il travaille aussi à Rimini et y peint, entre autres œuvres, le Crucifix du temple Malatesta (env. 1300-1303). De 1304 à 1306, il décore tout l'intérieur de la chapelle dite de l'Arena, à Padoue, en réussissant, pour l'une des toutes premières fois dans l'art occidental, la synthèse, sur le plan iconographique, des cycles marial et christique . De retour à Florence, il termine le retable de la Maestà dans l'église d'Ognissanti . Il se déplace de nouveau à Assise, pour mener à bien la décoration de la chapelle de la Madeleine, dans l'église inférieure (début de la deuxième décennie du XIVe s.).

    Vers 1317, à Padoue, il peint un grand Crucifix dans la chapelle de l'Arena et exécute un programme de fresques, à sujet astrologique, dans le palais de la Raison. Entre-temps, il a commencé à peindre dans la chapelle Peruzzi, à Santa Croce à Florence, les Histoires des deux saints Jean, qu'il achève plus tard, ainsi que le retable d'autel aujourd'hui conservé en Caroline du Nord, au musée Raleigh. Entre 1325 et 1328, il reçoit une très importante commande de la famille Bardi pour sa chapelle dans Santa Croce et y reprend, sous une forme plus réduite qu'à Assise, les grands thèmes de la légende franciscaine. Il conçoit, sans vraiment avoir le temps de le réaliser en entier, le retable d'autel. Peut-être recommandé par les Bardi, qui étaient les banquiers du roi Robert de Naples, Giotto se rend en 1329 à la cour de celui-ci et y séjourne, avec une partie de son atelier, jusqu'en 1333.

    Durant ces quatre années, Giotto revêt les principaux titres honorifiques d'un peintre de cour : en janvier 1330, il se voit conférer les droits et les honneurs de familiaris et de fidelis du roi Robert et accède ainsi à des privilèges considérables pour l'époque, tels que pouvoir paraître à tout moment à la cour, percevoir des gages, y être nourri et logé ; le 16 mars 1332, il devient, suivant la titulature byzantine toujours en vigueur à la cour angevine, peintre de cour et maître d'œuvre (protopictor, protomagister operis), et dirige l'équipe des peintres qui travaillent au palais royal. De loin, il supervise la réalisation du polyptyque aujourd'hui conservé à la Pinacothèque de Bologne et celle du retable Baroncelli, confiée à ses plus proches collaborateurs restés à Florence, parmi lesquels Taddeo Gaddi.

    Rentré à Florence au début de 1334, Giotto tire parti des dignités qui lui furent données à la cour de Naples. Le 12 avril de la même année, il est chargé de la maîtrise d'ouvrage pour les travaux du dôme. Il conserve cette charge honorifique jusqu'à sa mort, en 1337 dans cette ville. Sous sa direction, en effet, ne fut construite que la base de la tour, à partir du 18 juillet 1334 : Andrea Pisano reprendra les travaux et terminera les niveaux supérieurs, tandis que son successeur, Francesco Talenti, édifiera les étages à baies. Mais, à dire vrai, ce n'est pas le plus important, comme devait le reconnaître en 1340 Giovanni Villani : dans sa chronique (livre XI, chapitre XII), il montre que la commune de Florence n'a pas engagé Giotto en pensant seulement aux travaux projetés par la cité, mais parce qu'elle voulait disposer d'un artiste « expérimenté et célèbre » qui puisse cultiver ses relations avec les cours princières. De fait, dès 1336, la commune envoie Giotto à Milan « se mettre au service » d'Azzo Visconti que l'empereur venait de nommer vicaire impérial d'Italie.

    2. Du peintre à l'artiste

    Même si sa biographie laisse apparaître des lacunes dans notre information, Giotto a réalisé une œuvre de belle ampleur qui tranche avec ce qui a précédé. L'appréciation de Giovanni Villani fait entrevoir, cependant, des réalités qui s'écartent de la vision, trop lénifiante, trop simple aussi, à laquelle nous sommes habitués. Les remarques de Dante et de Boccace recoupent les observations de certains contemporains éclairés. Par exemple, Cecco d'Ascoli, médecin personnel de Charles d'Anjou, qui avait été vicaire royal à Florence, vers 1320, réfléchit sur les raisons pour lesquelles, des deux saints peints par Giotto, on admire l'un et on rejette l'autre. Changements de mode, de goût ? Pas obligatoirement. À la lecture attentive des documents, nous comprenons que ce genre de réaction n'est pas isolé. Déjà, en 1353, Boccace condamne l'attitude de Pétrarque qui refuse l'invitation officielle de la commune de Florence et accepte de se rendre à la cour des Visconti, à Milan. Un événement considérable est intervenu en 1343, avec l'expulsion hors de la ville de Florence de Gauthier de Brienne, duc d'Athènes et vicaire du roi Robert de Naples. Jusqu'à cette date, la commune considérait comme un honneur d'envoyer ses artistes dans les cours : Giotto pour Florence, Simone Martini pour Sienne sont les ambassadeurs de ces bonnes relations ; leur fortune de peintres civiques s'en accroît d'autant.

    Après la date de 1343, les choses changent brusquement, et le jugement porté par Boccace sur la décision de Pétrarque est, à cet égard, bien révélateur d'une autre conjoncture qui va durer jusqu'aux années 1378-1380 : le fait de rallier une cour est considéré comme une véritable « trahison » politique, selon le mot de Boccace. Au cours de la période qui précède, le cadre de référence générale est celui de l'alliance guelfe où, sous l'égide de la papauté de Rome, puis d'Avignon, se côtoient régimes communaux et cours princières : Giotto mène sa carrière, d'un bout à l'autre de la péninsule, à l'abri de ce jeu d'alliances et d'amitiés. Les échanges entre les villes et les cours s'en trouvent facilités. En revanche, la période qui suit s'ouvre avec le relâchement de l'alliance guelfe, puis sa lente disparition, et sera marquée par la forte opposition entre régimes civils et régimes princiers qui culmine vers 1376-1378, au moment des troubles sociaux dans les villes. Giotto passe alors, non sans raison, pour l'allié des cours et celui des « magnats » : ce qui avait été à l'origine de sa distinction en 1334 dans sa ville devient le grief en vertu de quoi on le condamne.

    Isolé, lui aussi, Pétrarque continue de défendre l'art de Giotto à Naples, ou de Simone Martini à Avignon. Il est presque le seul à avoir cette opinion. Entre 1354 et 1366, composant le De remediis utriusque fortunae sous la forme d'un dialogue entre Raison et Plaisir, l'écrivain ressent la tension qui règne désormais entre l'attitude qui prévaut envers l'art dans les cours et celle qui domine dans les villes, comme à Florence. Accumulant des arguments, aussi rigoureux que hargneux, Raison enrage d'entendre Plaisir lui opposer : « Il me plaît tout simplement. » Dans le Testament (1370), il revient sur la situation en parlant d'une Vierge peinte par Giotto, qu'un ami florentin lui avait un jour adressée, et qu'il lègue à présent à Francesco Carrara, son protecteur princier, parce que « les ignorants, dit-il, ne voient pas sa beauté qu'admirent, au contraire, les maîtres de l'art ». Francesco Carrara est ainsi susceptible d'abstraire d'un « tableau sa beauté », alors que les « indocti » (les Florentins, dans le contexte) n'y « vénèrent que ce qu'ils voient » : le sujet religieux. Pétrarque souligne ainsi le fossé qui existe entre les cours et les villes, et déclare son franc appui aux premières.

    Après l'écrasement des troubles sociaux qui ont agité la décennie 1370, le gothique de cour s'impose à Florence comme dans les autres cités, et la fortune de Giotto revient en force. Le peintre Jacopo Gerini déclare ne prendre exemple que de Giotto, alors que les voix ne manquent pas dans le patriciat florentin pour célébrer son art incomparable : dans ses Ricordi écrits de 1393 à 1421, le marchand Giovanni di Pago Morelli décrit l'aspect physique de sa sœur en se référant aux figures de femmes qu'a peintes Giotto. Celui-ci est alors vu comme un peintre de cour : c'est à nouveau l'un de ses plus beaux titres de gloire. Sa peinture entre dans la légende : auprès de ces milieux raffinés du patriciat se diffuse l'anecdote, qui deviendra fameuse, de l'enfant doué par nature. Un commentateur de Dante écrit, vers 1395, qu'en apprentissage auprès de tisserands le jeune Giotto passait ses journées en compagnie des peintres, parce que « sa nature l'y poussait ». Plus tard, dans ses Commentarii, Lorenzo Ghiberti relate comment, en se promenant dans la campagne, Cimabue rencontra un petit berger qui dessinait et qui deviendrait un jour le peintre Giotto. À ce moment, l'artiste a remplacé le peintre. En 1401, à Florence, le même Lorenzo Ghiberti remporte le prix dans le concours qui l'opposait à Masaccio : le gothique de cour triomphe et, avec lui, la figure de Giotto. L'humaniste Paolo Vergerio constate, en 1396 à Padoue où il étudie, « que la nature peut le plus » et énonce : « ... Nous devons faire comme les peintres de notre époque, qui contemplent à loisir les tableaux célèbres des autres, mais ne suivent que l'exemple de Giotto. » Giorgio Vasari pourra utiliser le topos de l'amitié liant dans l'Antiquité le peintre Apelle et le roi Alexandre pour décrire les rapports entre le peintre Giotto et le roi Robert à Naples. La légende est établie.

    3. Giotto et son public

    Vasari raconte comment le pape Benoît XI, qui séjournait à Trévise (1303-1304), envoya un émissaire à Padoue, parce qu'il avait appris que Giotto s'y trouvait et qu'il désirait s'informer de cet homme qu'on disait si expert. L'anecdote n'ajoute pas grand-chose à la légende, si ce n'est qu'elle réintroduit l'un des principaux soutiens de la carrière giottesque, la papauté. Car c'est à la suite de son rayonnement, dans la seconde moitié du XIIIe siècle et au cours des vingt premières années du XIVe, que nous situerons la gloire remportée par Giotto de son vivant. Les commandes prestigieuses qui lui furent passées proviennent toutes des composantes principales du parti guelfe, les Scrovegni et les « Chevaliers joyeux de la Vierge » à Padoue, les Bardi et les Peruzzi à Florence, les Angevins à Naples, ou de la papauté elle-même : le chantier d'Assise, les travaux à Saint-Pierre de Rome. Ce sont autant de relais et d'appuis qui ont facilité les déplacements de Giotto avec son atelier, et qui ont fait connaître son art dans une aire géographique à dominante guelfe.

    Quand il peint en territoire plutôt gibelin, à dominante impériale, comme dans la ville de Pise, Giotto travaille dans le milieu favorable à la papauté, c'est-à-dire parmi les ordres mendiants, ici les Franciscains. L'iconographie choisie de ses œuvres ainsi que les formes et les motifs employés renvoient très souvent au passé romain et au répertoire utilisé au long du XIIIe, voire au XIIe siècle, sur les grands chantiers de la ville : basiliques Saint-Clément, Sainte-Marie-Majeure, Sainte-Marie-du-Transtévère, pour les restaurations du milieu du XIIe siècle, oratoire du Sancta Sanctorum dans l'église Saint-Jean-de-Latran. Les Christ que peint Giotto reprennent le modèle de l'icône archeiropite (non faite de la main de l'homme) conservée dans la crypte de Saint-Jean-de-Latran ; de même, les imitations de tentures au bas des fresques d'Assise, les victoires ailées, les couronnes de laurier, comme sur la Crèche de Greccio, transposent un répertoire tiré de l'antique sur des décors qui évoquent irrésistiblement ceux de la peinture romaine. Ses compositions, aussi, jouent des architectures pour dresser un fond par rapport auquel les personnages acquièrent volume et espace où se mouvoir. C'est le cas à Assise ; ça l'est encore à Padoue.

    En revanche, à Florence, dans la chapelle Peruzzi, quand il met en scène la Résurrection de Drusiana, Giotto essaie de libérer la représentation spatiale de la tyrannie de l'objet solide. Un mur traverse toute la composition et se continue vers la gauche ; il ne s'arrête ni sur la droite ni sur la gauche : Giotto renonce ainsi à suggérer par un mouvement des personnages, par la coupure de certains d'entre eux, ou la suppression d'une arête trop saillante dans une architecture, la prolongation de l'espace en dehors de la composition. Ici, la surface continue fuit doucement vers la gauche et conserve à la basilique, dont nous apercevons les dômes et les deux tours de garde, les qualités spatiales propres à une construction oblique. Par voie de conséquence, Giotto parvient à créer une foule composée d'individus, qu'il traite les uns par rapport aux autres et non plus en les agglomérant en un seul bloc. Même s'il doit encore beaucoup à sa formation classique, son style est parvenu à une profonde maturité personnelle.

    Or, à chaque fois, Giotto semble vouloir peindre pour le public des lettrés « en vulgaire », selon l'expression de Dante qui, à peu près au même moment (le De vulgari eloquentia est écrit entre 1304 et 1306, à l'époque où Giotto peint dans la chapelle de l'Arena), cherche à s'adresser à ce nouveau public, et aux femmes tout particulièrement. Ce public du « style nouveau », en peinture comme en poésie, qui peut apprécier les ressources raffinées de l'« italique vulgaire », est aussi le public des trouvères et des romans de chevalerie, qui aime entendre conter les histoires du roi Arthur et de ses preux chevaliers. Par-delà leurs divergences, Giotto étant plutôt guelfe, Dante plutôt gibelin, la vision des deux artistes s'élève jusqu'à un dessein national.

    (source du texte : Encyclopedia Universalis)


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