•            GIOTTO
    (1266 environ-1337)


    Au chant XI de son Purgatoire, Dante fait dire vers 1320 à Oderisi da Gubbio, enlumineur à Paris, que Giotto avait éclipsé Cimabue, comme en poésie le Florentin Guido Cavalcanti l'avait fait du Bolognais Guido Guinizelli. Pour Boccace, la peinture de Giotto n'égaie pas seulement les yeux des ignorants, mais réjouit aussi l'esprit des savants (Décaméron, VIe journée nouvelle V). Vers 1320 encore, un commentateur de La Divine Comédie de Dante reprend la comparaison entre Cimabue et Giotto et l'explique en référence aux textes de l'Antiquité, à Valère Maxime notamment. Les jugements de valeur, tous élogieux, certains dithyrambiques, se poursuivent jusqu'aux années 1340 environ, puis cèdent la place à des évaluations plus modérées, voire plus nuancées. Vers 1376, un autre commentateur de Dante, Benvenuto da Imola, éprouve plus de difficultés à commenter le fameux passage sur Cimabue et Giotto : il écrit que, de l'avis des bons connaisseurs, Giotto aurait aussi commis des fautes graves dans ses peintures, même si personne n'avait plus d'esprit que lui. C'est vraiment au cours de la dernière décennie du XIVe siècle que la reconnaissance de Giotto triomphe dans les villes comme dans les cours d'Italie et que son nom devient quasiment synonyme de la nouvelle notion d'artiste qui, peu à peu, émerge. Ces témoignages, divers et parfois contrastés, rendent compte de réalités beaucoup moins établies qu'on aurait pu le croire. Dans les faits, il n'existe pas un modèle giottesque, mais une construction patiente, au fil du temps, des regards portés par les générations qui se suivent jusqu'au début du XVe siècle sur sa personnalité et sur ses créations. Nous essaierons de mieux saisir l'œuvre et la mouvance dans laquelle elle s'inscrit, ainsi que les jugements des contemporains.

    1. Repères biographiques

    Giotto di Bondone est né peut-être vers 1266, à Vespignano, dans les collines du Mugello, à l'est de Florence. Il fait sans doute son apprentissage dans l'atelier de Cimabue et entre très tôt en contact avec le langage figuratif de l'Antiquité, d'abord sur le chantier d'Assise autour de 1280, ensuite à Rome où il séjourne peu après. Il aurait ainsi peint, dans l'église supérieure d'Assise, des scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament sur le registre supérieur de la nef. Vers la même époque, il renouvelle la conception du crucifix de bois peint avec la réalisation, à Sainte-Marie-Nouvelle à Florence, d'une œuvre d'un genre et d'un style nouveaux.

    De 1295 à 1298, aidé de nombreux collaborateurs, il illustrerait en vingt-huit fresques la légende de saint François dans l'église supérieure d'Assise et achèverait, de la sorte, le cycle décoratif entrepris à partir de 1277-1278, sous la direction de Cimabue. Périodiquement, à l'occasion de restaurations des fresques, l'attribution à Giotto est remise en question : aujourd'hui encore, Bruno Zanardi revient sur cet ensemble de peintures et l'attribue à Pietro Cavallini. En son temps, et avec justesse, André Chastel remarquait que, de toute manière, « le rôle exact de Giotto ne pouvait être établi », et qu'il faudrait savoir se contenter de présomptions.

    Appelé à Rome par le pape Boniface VIII pour préparer le jubilé de l'année 1300, Giotto décore de fresques la loggia du palais de Latran, y figurant le pape ouvrant l'année sainte, et réalise sur la façade de Saint-Pierre une mosaïque, avec pour sujet l'Embarcation des apôtres guidés par saint Pierre (dans le vestibule de l'actuelle basilique Saint-Pierre). À la demande du cardinal Jacopo Stefaneschi, il conçoit pour l'autel de la basilique un grand retable, le Triptyque Stefaneschi, qui doit prendre place juste au-dessous de la mosaïque d'abside représentant, en son centre, un Christ Pantocrator, détruit du fait d'un écroulement récent : Giotto peint alors, sur le compartiment principal du retable en direction de la nef, un Christ Dieu trônant en majesté (galeries du Vatican, État du Vatican).

    Quelques autres œuvres témoigneraient d'un séjour florentin : ce sont le polyptyque de la Badia (musée des Offices, Florence), la Vierge trônant de l'église de San Giorgio alla Costa et des fragments de fresques retrouvées à la Badia. Selon ce que rapporte Riccobaldo Ferrarese, dans sa chronique, il travaille aussi à Rimini et y peint, entre autres œuvres, le Crucifix du temple Malatesta (env. 1300-1303). De 1304 à 1306, il décore tout l'intérieur de la chapelle dite de l'Arena, à Padoue, en réussissant, pour l'une des toutes premières fois dans l'art occidental, la synthèse, sur le plan iconographique, des cycles marial et christique . De retour à Florence, il termine le retable de la Maestà dans l'église d'Ognissanti . Il se déplace de nouveau à Assise, pour mener à bien la décoration de la chapelle de la Madeleine, dans l'église inférieure (début de la deuxième décennie du XIVe s.).

    Vers 1317, à Padoue, il peint un grand Crucifix dans la chapelle de l'Arena et exécute un programme de fresques, à sujet astrologique, dans le palais de la Raison. Entre-temps, il a commencé à peindre dans la chapelle Peruzzi, à Santa Croce à Florence, les Histoires des deux saints Jean, qu'il achève plus tard, ainsi que le retable d'autel aujourd'hui conservé en Caroline du Nord, au musée Raleigh. Entre 1325 et 1328, il reçoit une très importante commande de la famille Bardi pour sa chapelle dans Santa Croce et y reprend, sous une forme plus réduite qu'à Assise, les grands thèmes de la légende franciscaine. Il conçoit, sans vraiment avoir le temps de le réaliser en entier, le retable d'autel. Peut-être recommandé par les Bardi, qui étaient les banquiers du roi Robert de Naples, Giotto se rend en 1329 à la cour de celui-ci et y séjourne, avec une partie de son atelier, jusqu'en 1333.

    Durant ces quatre années, Giotto revêt les principaux titres honorifiques d'un peintre de cour : en janvier 1330, il se voit conférer les droits et les honneurs de familiaris et de fidelis du roi Robert et accède ainsi à des privilèges considérables pour l'époque, tels que pouvoir paraître à tout moment à la cour, percevoir des gages, y être nourri et logé ; le 16 mars 1332, il devient, suivant la titulature byzantine toujours en vigueur à la cour angevine, peintre de cour et maître d'œuvre (protopictor, protomagister operis), et dirige l'équipe des peintres qui travaillent au palais royal. De loin, il supervise la réalisation du polyptyque aujourd'hui conservé à la Pinacothèque de Bologne et celle du retable Baroncelli, confiée à ses plus proches collaborateurs restés à Florence, parmi lesquels Taddeo Gaddi.

    Rentré à Florence au début de 1334, Giotto tire parti des dignités qui lui furent données à la cour de Naples. Le 12 avril de la même année, il est chargé de la maîtrise d'ouvrage pour les travaux du dôme. Il conserve cette charge honorifique jusqu'à sa mort, en 1337 dans cette ville. Sous sa direction, en effet, ne fut construite que la base de la tour, à partir du 18 juillet 1334 : Andrea Pisano reprendra les travaux et terminera les niveaux supérieurs, tandis que son successeur, Francesco Talenti, édifiera les étages à baies. Mais, à dire vrai, ce n'est pas le plus important, comme devait le reconnaître en 1340 Giovanni Villani : dans sa chronique (livre XI, chapitre XII), il montre que la commune de Florence n'a pas engagé Giotto en pensant seulement aux travaux projetés par la cité, mais parce qu'elle voulait disposer d'un artiste « expérimenté et célèbre » qui puisse cultiver ses relations avec les cours princières. De fait, dès 1336, la commune envoie Giotto à Milan « se mettre au service » d'Azzo Visconti que l'empereur venait de nommer vicaire impérial d'Italie.

    2. Du peintre à l'artiste

    Même si sa biographie laisse apparaître des lacunes dans notre information, Giotto a réalisé une œuvre de belle ampleur qui tranche avec ce qui a précédé. L'appréciation de Giovanni Villani fait entrevoir, cependant, des réalités qui s'écartent de la vision, trop lénifiante, trop simple aussi, à laquelle nous sommes habitués. Les remarques de Dante et de Boccace recoupent les observations de certains contemporains éclairés. Par exemple, Cecco d'Ascoli, médecin personnel de Charles d'Anjou, qui avait été vicaire royal à Florence, vers 1320, réfléchit sur les raisons pour lesquelles, des deux saints peints par Giotto, on admire l'un et on rejette l'autre. Changements de mode, de goût ? Pas obligatoirement. À la lecture attentive des documents, nous comprenons que ce genre de réaction n'est pas isolé. Déjà, en 1353, Boccace condamne l'attitude de Pétrarque qui refuse l'invitation officielle de la commune de Florence et accepte de se rendre à la cour des Visconti, à Milan. Un événement considérable est intervenu en 1343, avec l'expulsion hors de la ville de Florence de Gauthier de Brienne, duc d'Athènes et vicaire du roi Robert de Naples. Jusqu'à cette date, la commune considérait comme un honneur d'envoyer ses artistes dans les cours : Giotto pour Florence, Simone Martini pour Sienne sont les ambassadeurs de ces bonnes relations ; leur fortune de peintres civiques s'en accroît d'autant.

    Après la date de 1343, les choses changent brusquement, et le jugement porté par Boccace sur la décision de Pétrarque est, à cet égard, bien révélateur d'une autre conjoncture qui va durer jusqu'aux années 1378-1380 : le fait de rallier une cour est considéré comme une véritable « trahison » politique, selon le mot de Boccace. Au cours de la période qui précède, le cadre de référence générale est celui de l'alliance guelfe où, sous l'égide de la papauté de Rome, puis d'Avignon, se côtoient régimes communaux et cours princières : Giotto mène sa carrière, d'un bout à l'autre de la péninsule, à l'abri de ce jeu d'alliances et d'amitiés. Les échanges entre les villes et les cours s'en trouvent facilités. En revanche, la période qui suit s'ouvre avec le relâchement de l'alliance guelfe, puis sa lente disparition, et sera marquée par la forte opposition entre régimes civils et régimes princiers qui culmine vers 1376-1378, au moment des troubles sociaux dans les villes. Giotto passe alors, non sans raison, pour l'allié des cours et celui des « magnats » : ce qui avait été à l'origine de sa distinction en 1334 dans sa ville devient le grief en vertu de quoi on le condamne.

    Isolé, lui aussi, Pétrarque continue de défendre l'art de Giotto à Naples, ou de Simone Martini à Avignon. Il est presque le seul à avoir cette opinion. Entre 1354 et 1366, composant le De remediis utriusque fortunae sous la forme d'un dialogue entre Raison et Plaisir, l'écrivain ressent la tension qui règne désormais entre l'attitude qui prévaut envers l'art dans les cours et celle qui domine dans les villes, comme à Florence. Accumulant des arguments, aussi rigoureux que hargneux, Raison enrage d'entendre Plaisir lui opposer : « Il me plaît tout simplement. » Dans le Testament (1370), il revient sur la situation en parlant d'une Vierge peinte par Giotto, qu'un ami florentin lui avait un jour adressée, et qu'il lègue à présent à Francesco Carrara, son protecteur princier, parce que « les ignorants, dit-il, ne voient pas sa beauté qu'admirent, au contraire, les maîtres de l'art ». Francesco Carrara est ainsi susceptible d'abstraire d'un « tableau sa beauté », alors que les « indocti » (les Florentins, dans le contexte) n'y « vénèrent que ce qu'ils voient » : le sujet religieux. Pétrarque souligne ainsi le fossé qui existe entre les cours et les villes, et déclare son franc appui aux premières.

    Après l'écrasement des troubles sociaux qui ont agité la décennie 1370, le gothique de cour s'impose à Florence comme dans les autres cités, et la fortune de Giotto revient en force. Le peintre Jacopo Gerini déclare ne prendre exemple que de Giotto, alors que les voix ne manquent pas dans le patriciat florentin pour célébrer son art incomparable : dans ses Ricordi écrits de 1393 à 1421, le marchand Giovanni di Pago Morelli décrit l'aspect physique de sa sœur en se référant aux figures de femmes qu'a peintes Giotto. Celui-ci est alors vu comme un peintre de cour : c'est à nouveau l'un de ses plus beaux titres de gloire. Sa peinture entre dans la légende : auprès de ces milieux raffinés du patriciat se diffuse l'anecdote, qui deviendra fameuse, de l'enfant doué par nature. Un commentateur de Dante écrit, vers 1395, qu'en apprentissage auprès de tisserands le jeune Giotto passait ses journées en compagnie des peintres, parce que « sa nature l'y poussait ». Plus tard, dans ses Commentarii, Lorenzo Ghiberti relate comment, en se promenant dans la campagne, Cimabue rencontra un petit berger qui dessinait et qui deviendrait un jour le peintre Giotto. À ce moment, l'artiste a remplacé le peintre. En 1401, à Florence, le même Lorenzo Ghiberti remporte le prix dans le concours qui l'opposait à Masaccio : le gothique de cour triomphe et, avec lui, la figure de Giotto. L'humaniste Paolo Vergerio constate, en 1396 à Padoue où il étudie, « que la nature peut le plus » et énonce : « ... Nous devons faire comme les peintres de notre époque, qui contemplent à loisir les tableaux célèbres des autres, mais ne suivent que l'exemple de Giotto. » Giorgio Vasari pourra utiliser le topos de l'amitié liant dans l'Antiquité le peintre Apelle et le roi Alexandre pour décrire les rapports entre le peintre Giotto et le roi Robert à Naples. La légende est établie.

    3. Giotto et son public

    Vasari raconte comment le pape Benoît XI, qui séjournait à Trévise (1303-1304), envoya un émissaire à Padoue, parce qu'il avait appris que Giotto s'y trouvait et qu'il désirait s'informer de cet homme qu'on disait si expert. L'anecdote n'ajoute pas grand-chose à la légende, si ce n'est qu'elle réintroduit l'un des principaux soutiens de la carrière giottesque, la papauté. Car c'est à la suite de son rayonnement, dans la seconde moitié du XIIIe siècle et au cours des vingt premières années du XIVe, que nous situerons la gloire remportée par Giotto de son vivant. Les commandes prestigieuses qui lui furent passées proviennent toutes des composantes principales du parti guelfe, les Scrovegni et les « Chevaliers joyeux de la Vierge » à Padoue, les Bardi et les Peruzzi à Florence, les Angevins à Naples, ou de la papauté elle-même : le chantier d'Assise, les travaux à Saint-Pierre de Rome. Ce sont autant de relais et d'appuis qui ont facilité les déplacements de Giotto avec son atelier, et qui ont fait connaître son art dans une aire géographique à dominante guelfe.

    Quand il peint en territoire plutôt gibelin, à dominante impériale, comme dans la ville de Pise, Giotto travaille dans le milieu favorable à la papauté, c'est-à-dire parmi les ordres mendiants, ici les Franciscains. L'iconographie choisie de ses œuvres ainsi que les formes et les motifs employés renvoient très souvent au passé romain et au répertoire utilisé au long du XIIIe, voire au XIIe siècle, sur les grands chantiers de la ville : basiliques Saint-Clément, Sainte-Marie-Majeure, Sainte-Marie-du-Transtévère, pour les restaurations du milieu du XIIe siècle, oratoire du Sancta Sanctorum dans l'église Saint-Jean-de-Latran. Les Christ que peint Giotto reprennent le modèle de l'icône archeiropite (non faite de la main de l'homme) conservée dans la crypte de Saint-Jean-de-Latran ; de même, les imitations de tentures au bas des fresques d'Assise, les victoires ailées, les couronnes de laurier, comme sur la Crèche de Greccio, transposent un répertoire tiré de l'antique sur des décors qui évoquent irrésistiblement ceux de la peinture romaine. Ses compositions, aussi, jouent des architectures pour dresser un fond par rapport auquel les personnages acquièrent volume et espace où se mouvoir. C'est le cas à Assise ; ça l'est encore à Padoue.

    En revanche, à Florence, dans la chapelle Peruzzi, quand il met en scène la Résurrection de Drusiana, Giotto essaie de libérer la représentation spatiale de la tyrannie de l'objet solide. Un mur traverse toute la composition et se continue vers la gauche ; il ne s'arrête ni sur la droite ni sur la gauche : Giotto renonce ainsi à suggérer par un mouvement des personnages, par la coupure de certains d'entre eux, ou la suppression d'une arête trop saillante dans une architecture, la prolongation de l'espace en dehors de la composition. Ici, la surface continue fuit doucement vers la gauche et conserve à la basilique, dont nous apercevons les dômes et les deux tours de garde, les qualités spatiales propres à une construction oblique. Par voie de conséquence, Giotto parvient à créer une foule composée d'individus, qu'il traite les uns par rapport aux autres et non plus en les agglomérant en un seul bloc. Même s'il doit encore beaucoup à sa formation classique, son style est parvenu à une profonde maturité personnelle.

    Or, à chaque fois, Giotto semble vouloir peindre pour le public des lettrés « en vulgaire », selon l'expression de Dante qui, à peu près au même moment (le De vulgari eloquentia est écrit entre 1304 et 1306, à l'époque où Giotto peint dans la chapelle de l'Arena), cherche à s'adresser à ce nouveau public, et aux femmes tout particulièrement. Ce public du « style nouveau », en peinture comme en poésie, qui peut apprécier les ressources raffinées de l'« italique vulgaire », est aussi le public des trouvères et des romans de chevalerie, qui aime entendre conter les histoires du roi Arthur et de ses preux chevaliers. Par-delà leurs divergences, Giotto étant plutôt guelfe, Dante plutôt gibelin, la vision des deux artistes s'élève jusqu'à un dessein national.

    (source du texte : Encyclopedia Universalis)


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  • CIMABUE (environ 1250-environ 1302)



    Cimabue, de son vrai nom Cenni di Pepo, est documenté de 1272 à 1302. Au chant XI du Purgatoire, Dante, évoquant le changement des générations, le met ainsi en scène : «Il avait cru tenir le champ, et maintenant Giotto a la faveur» (vers 94-96). Vasari ouvre avec lui la série de ses Vies des peintres et des sculpteurs illustres : «Cimabue, écrit-il, fut en quelque sorte la cause initiale du renouvellement de la peinture.» À un peu plus de deux siècles d'intervalle, ces deux jugements ont l'avantage de cerner les difficultés qui entourent cet artiste, dans sa vie comme dans son œuvre. D'une part, on lui attribue le renouveau de l'art de peindre en Italie ; d'autre part, on reconnaît son rapide dépassement par Giotto. C'est entre ces deux pôles, qui, à vrai dire, ne sont pas aussi contradictoires qu'il y paraît, que s'esquisse un peu par défaut la biographie du peintre.



    1. Une biographie lacunaire

    Les documents sur la vie et l'œuvre de Cimabue ne sont pas nombreux, et souvent décevants quand ils existent. Nous pouvons en juger par les quelques dates repères dont nous disposons mais qui ne sont pas toutes avérées dans les textes. Vers 1265-1268, Cimabue aurait réalisé un grand crucifix peint sur du bois, pour l'autel de l'église Saint-Dominique à Arezzo .


    En 1272, il séjournerait à Rome quelque temps, peut-être appelé par les Dominicains avec qui il était en relations : un texte le cite à propos de l'adoption par les moniales de l'ordre de Saint-Pierre Damien de la règle suivie par les Frères prêcheurs du couvent Saint-Sixte. Aurait-il été prié de décorer leur église pour l'occasion ? Nous n'en savons rien. Contrairement à ce qu'on a affirmé, il ne reste à Rome aucune trace de ses activités entre 1272 et 1276, sous le pontificat de Grégoire IX. De plus, les fresques qu'il peint dans le transept de l'église supérieure de la basilique Saint-François, à Assise, ne doivent rien au langage figuratif romain, tel qu'il se développe à peu près au même moment dans l'oratoire du Sancta Sanctorum.



    En 1272 toujours, il achève de peindre à Florence, dans l'église franciscaine de Santa Croce, le crucifix de bois restauré depuis l'alluvionnement de l'Arno, en 1966, qui le rendit célèbre. En 1277 et en 1278, il travaille à la décoration du transept dans l'église supérieure d'Assise : il se trouve placé à la tête de la première équipe d'artistes italiens, comptant des Romains, avec Jacopo Torriti entre autres, des Siennois, tel Duccio di Buoninsegna, des Florentins aussi, parmi lesquels le Maître d'Isaac qui serait le jeune Giotto di Bondone.

    Après une brève interruption, une deuxième campagne débute sous sa conduite, en 1279. À partir de cette date, les repères se brouillent : il peindrait une Vierge à l'Enfant, en majesté, pour l'autel de l'église des Servites à Bologne, peut-être en collaboration avec Duccio ; vers 1285, il termine une autre Majesté destinée à l'autel de la Sainte-Trinité, à Florence ; de cette époque doit aussi dater la Majesté aujourd'hui conservée à Turin, dans la collection Sabauda ; il aurait également peint une Majesté pour l'église du couvent Saint-François, à Pise, tandis qu'il aurait peint à fresque à Assise, dans l'église inférieure (une Vierge tenant l'Enfant) et dans l'église de Sainte-Marie-des-Anges (un saint François). En 1301-1302, il est chargé d'une partie de la mosaïque qui décore l'abside du dôme de Pise. Il meurt au cours de l'année 1302. Dans sa carrière, assez longue selon les critères du temps, Cimabue exerça un rôle de premier plan sur de très grands chantiers, tel celui d'Assise, et marqua la génération suivante, notamment Duccio et Giotto.

    2. L'invention d'un langage figuratif

    L'apport de Cimabue, la qualité que lui reconnaissent Dante puis Vasari tiennent à l'invention d'un langage figuratif, pouvant concurrencer les langages byzantins et illustrer une nouvelle manière de peindre. Il serait en quelque sorte à la source d'un art «illustre», pour reprendre l'expression que Dante emploie dans son De vulgari eloquentia (1304-1306) quand il parle d'un «illustre italien» susceptible de rivaliser avec la langue latine. Cela se traduirait par l'abandon progressif des arts somptuaires, pour la maîtrise de plus en plus affirmée des ressources d'une peinture sur bois, a tempera. À Assise, dans le transept, et en particulier sur la grande Crucifixion du bras nord, Cimabue demeure encore très proche de la peinture constantinopolitaine, telle qu'on la pratique alors à la cour des Paléologues : ses figures sont d'un style très expressif, les mouvements brusques, les contours rendus par des traits hachurés. De la même façon, sa vaste composition s'inspire directement des programmes de décoration des églises byzantines : il dispose les évangélistes sur la voûte de la croisée puis, sur les murs, les peintures représentant des épisodes de la Vie de Marie, de l'Apocalypse, des Vies des saints Pierre et Paul. Toutefois, un sentiment tout personnel de l'espace perce dans le rendu en perspective oblique des architectures qui abritent ses évangélistes.

    Le style change plus nettement avec la Majesté de Marie qu'il peint pour le couvent Saint-François, à Pise : une profonde sérénité commence à envahir ses compositions et se traduit par l'élégance des lignes et l'unité des formes. Dans les grands crucifix qu'il exécute à Arezzo, mais surtout à Florence dans l'église Santa Croce, Cimabue déploie une sensibilité nouvelle au modelé du corps, tout en courbes et en volume, à la légèreté des apparences vues à travers une gaze, par exemple à Santa Croce, et non plus à travers un pagne (perizonium) de couleur opaque, comme encore à Arezzo. À la fin de sa vie, travaillant à un saint Jean en mosaïque, dans l'abside du dôme de Pise, il réussit à allier la monumentalité à la grâce : l'ampleur de ses drapés, la richesse de ses matières donnent à la figure une forte assise, tout en lui conservant une apparence naturelle par le rendu délicat du visage et de la chevelure. Son personnage contraste avec les autres, trapus, âpres parfois, qui sont sans doute l'œuvre d'un artiste florentin, formé dans la mouvance de Coppo di Marcovaldo (documenté de 1225/1230 à 1280). Or, au début de son apprentissage, Cimabue a pu étudier (ou connaître) le style du vieux maître : à la suite de son évolution personnelle, presque tout désormais l'en sépare.

    3. Nouveau style, nouveau public

    En peinture, Cimabue peut donc rivaliser avec les arts somptueux de l'Orient grec. Après lui, à Sienne particulièrement, cette tendance s'affirmera avec Duccio déjà, mais surtout avec Simone Martini. Le premier, Cimabue utilise le support de bois enduit et peint a tempera, pour traduire aux yeux du patriciat urbain d'une commune de l'Italie centrale les effets prestigieux de l'art de cour raffiné des Paléologues. Sa fortune résulte ainsi d'un complet changement de registres, technique, formel et social : par là, il intéresse à l'art de la peinture une génération entière qui se retrouvera dans les œuvres de Duccio, de Giotto, de Simone Martini.

    En raison de son succès auprès d'une clientèle riche et influente, il obtient toute latitude pour mettre son savoir-faire au service du pouvoir politique dans sa ville et dans les villes alliées. Les œuvres dont il reçoit la charge, les chantiers qu'il dirige comme maître d'œuvre, tout se situe à l'intérieur de l'alliance guelfe qui regroupe quelques communes d'Italie centrale, avec le soutien de la papauté. Sa compréhension des intérêts communaux vaut à ses peintures, notamment ses Majestés de Marie, figure emblématique des cités guelfes, une reconnaissance qui est aussi esthétique. Le processus est complexe et nouveau dans l'art occidental. La Majesté mariale qu'il peint pour l'autel de l'église de la Sainte-Trinité , à Florence, vers 1285, est exemplaire à cet égard.




    Depuis la fin du XIIe siècle, l'église sert d'édifice paroissial. La commande est adressée à Cimabue au moment où, sous l'influence de la politique générale de la commune, on choisit le patronage de la Vierge Marie. Dans l'iconographie, le peintre suit un projet officiel. Mais, surtout, il enrichit la composition du trône en imitant les incrustations d'émaux et les filigranes dorés qui, d'ordinaire, ornent les orfèvreries religieuses. Il rend de la sorte la préciosité des matières et recrée l'illusion de la réalité, chatoyante, luxueuse, d'un reliquaire. La représentation qu'il donne du trône monumental doit beaucoup aux sculptures de Nicola Pisano et à la Vierge trônant avec l'Enfant de l'artiste toscan qui travaille dans l'abbaye de Sant'Antimo, autour des années 1260. En reprenant certaines formes, Cimabue modernise le thème traité en imprimant à ses motifs un accent gothique appuyé, tel l'arc de forme ogivale qui orne le dessous du marchepied, et en imitant un décor de marqueterie. Il démontre sa grande virtuosité formelle, ce qui lui permet malgré tout de conserver pour trame de sa composition l'ancien trône que représentait, entre autres artistes, Coppo di Marcovaldo.




    Sous l'influence de Duccio, Cimabue peint une nouvelle Majesté, aujourd'hui au musée du Louvre, à Paris, dans laquelle il adopte plus vigoureusement un style gothique, à la française, plaçant à la base du trône des arcatures doubles et triples pour suggérer un élan vertical, ou évoquant à travers ses couleurs aux teintes précieuses les pâtes de verres irisés qui, à cette date, remplacent dans la décoration de l'ameublement l'emploi d'émaux translucides. Il rejoint ici Duccio et les Siennois, mais s'écarte de leur préciosité pour mieux cerner les réalités qu'il prend comme sujet de sa peinture.

    Cimabue assure la transition entre deux époques et deux manières de voir. Parvenant à la synthèse, en milieu urbain, des valeurs de l'art de cour, il a pu inventer un langage figuratif original qui met à distance l'art byzantin et retrouve, d'une certaine manière, les pratiques toscanes.

    (Source du texte : Encyclopedia Universalis)



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